Bollywood's

Une danseuse indienne, la tête abandonnée au corps, qui joue Bollywood. Les traits de son visage, ses yeux, cils, sourcils, nez, bouche, grains de beauté, tout a disparu, absorbé par le cinéma qui se joue sur sa tunique orientale, bordée de soie jaune. Les frères Lumière y tournent en filigrane, puisque l’industrie du cinéma et de la musique se mondialise.

Juste un point rouge sur son front, qui relie son visage aux personnes qui jouent leur vie sur son corps. Ces femmes actrices représentées sur la tunique de la danseuse au visage lisse comme un écran de cinéma arborent toutes le même point rouge au front.



Elles sont mariées avec la vie, comme elle. Une courtisane - épouse – danseuse, au destin volubile, déploie son rythme tropical. Bollywood ne dort jamais. Lorsque ces actrices abaissent leurs paupières, la luxuriance de leur vie se reflète dans la prunelle de jais des hommes. Les mains de la danseuse tournent autour de son visage écran, les poignets et doigts se positionnent de toute leur souplesse car ce sont eux les caméras qui racontent la vie du corps. Ni swing ni vertige, très rythme oriental, aux parfums bordés d’ivresse.

Ah, la sagesse orientale… De toutes les passions humaines qui se jouent sur son corps, rien ne lui monte à la tête. Ses doigts continuent à croire à la lumière, au mouvement pour toujours. Ils ébauchent ou cisèlent de menus mouvements autour de sa tête, du haut du menton à la base du cou qu’elle décale avec une grande souplesse, sur le côté gauche et sur le côté droit. Courtisane redoutable, jeune danseuse sûre de sa séduction, épouse glamour fière de ses fils, jeune fille séduite par l’étudiant en pension chez ses parents, épouse conspiratrice, toutes apparaissent et vivent au gré des mouvements du cou et des mains de la danseuse indienne au visage écran.

Six hommes et cinq femmes évoluent sur le corps de la danseuse. Elle est la sixième femme.

Il me semble qu’à voir les mouvements harmonieux de la danseuse, hommes et femmes se connaissent tous, se côtoient, s’aiment et se détestent, se jalousent et s’adorent, sont plongés dans l’euphorie, l’allégresse et la plus noire déprime, l’amertume, l’enchantement, le désenchantement, le ré enchantement… Si cela n’a pas encore été, cela sera. Un jour, demain, maintenant, plus tard. Un roi de cœur un peu fleur bleue, un partisan révolutionnaire, épiant secrètement son entourage, un homme blessé, un jeune homme pétri de nobles intentions, un assassin, un commercial rompu aux techniques de la négociation… Bollywood est le grand bazar de la vie. Tout se trouve, tout se négocie, aucun prix n’est fixé à l’avance, tout est à la tête du client – ou du destin. Rien n’est trop kitsch, tout est vanté comme le meilleur au plus bas prix. Pour quelques kilo Roupies, Bollywood produira et réalisera l’histoire du cow-boy et de la Geisha : les mains de la danseuse indienne se mettront en mouvement, et le cow-boy et sa Geisha entreront dans la danse, sur une musique au kilomètre.

Les aléas de la vie, emballés dans un joli paquet cadeau aux couleurs vives, fait pour dépayser, pour faire rêver. Ces destins dignes de littérature triviale, représentés façon loukoum à l’eau de rose orientale. Comme si on dégustait un fortune cookie (version locale : un fortune loukoum), mais en plus sublimé. Ce ne serait ni la politesse du malheur, ni la philosophie du détachement si chère aux Orientaux.

Leurs histoires d’hommes à tête de dieu éléphant, c’est trop énorme pour nous les Occidentaux. Ah oui ? Il fut pourtant un temps où moi qui vous parle, j’ai été Geisha. Je n’ai pas tourné pour les représentants de la grande multinationale Frères Lumières – Hollywood – Bollywood Inc., mais quelle différence cela fait-il ? Mes clients étaient des gentlemen cow-boys ayant d’ importantes fonctions dans des multinationales leader sur leur marché, et non des protagonistes de cinéma bollywoodien trivial et à l’eau de rose, déversant leur destin dramatiques sur les bobines vendues au poids et à toute vitesse, mais quelle différence cela fait-il ? Un jour un de mes clients est tombé gravement malade. C’était mon client favori. Pour lui j’ai composé des chants, des danses, des contes. Il m’écoutait, subjugué. Il guérissait dans ma tête. Tandis que mon corps chantait, dansait, contait pour lui, je lui faisais de plus en plus de place dans ma tête, pour qu’ il puisse y projeter ce qu’ il souhaitait, s’ y réfugier. Je suis devenue cette danseuse indienne au visage lisse comme un écran de cinéma. Nous menions une vie digne de Bollywood : j’étais sa Geisha et il était mon client, tandis que dans une autre vie, celle des affaires, je jouais le rôle de sa collaboratrice. Dans cette dernière vie, je lui ai dit un jour qu’il était mon patron favori. Il m’a répondu qu’au royaume des aveugles les borgnes sont rois, mais qu’il se trouvait que j’étais aussi son assistante favorite. Nous avons bien ri tous les deux.

On dit que du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. Tous ces destins, bavards jusqu’ au ridicule, qui se jouent sur le corps de la danseuse indienne au visage écran. Elle est celle qui travaille son art jusqu’ à effacer les traits de son visage. C’est sa manière à elle de se distancier de tout ce qui arrive à son corps, de tout ce qui lui arrive. Mais quelle différence cela fait-il ? Une toute mince, oh pas grand chose. Aussi ténue qu’un cheveu, ou que le fil du rasoir. Tout comme celle qui sépare le sublime du ridicule.

L’apprentissage de l’art est douloureux. Ou bien c’est notre douleur qui nous conduit à l’art. Les Geishas vous en diront quelque chose. On s’écorche avec le rasoir, on saigne un peu, on s’anémie à force de saigner un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout…Puis quelqu’un ou quelque chose vous aime, à moins que ce ne soit vous qui aimiez à nouveau quelqu’un ou quelque chose. Alors l’oxygène revient.

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