L'homme marié

Un homme marié, la cinquantaine, tombe amoureux d’une femme dont l’âge est la moitié de celui de sa moitié. D’un côté, il a tout fait pour aimer sa femme, pour lui tout est construit avec elle. De l’autre, c’est-à-dire du côté de l’autre femme, rien n’est fait. Cette femme qui est moitié plus (jeune) et qui a moitié moins (que la femme mariée) un jour prend la mouche - celle qui justement tournait en rond - et déclare qu’il n’y a rien à faire. Mais rien n’y fait, l’homme marié continue à attendre tout d’elle. Et elle, toujours, n’en a rien à faire. Si j’insiste un peu, c’est pour décrire la trajectoire de la mouche tournant en rond.

Cet homme qui a moitié plus et cette femme qui a moitié moins (les deux pôles s’attirent), aveuglés par leur situation, n’étaient même plus capables de faire la différence entre une porte et une mouche. Au lieu de prendre la première, ils prenaient la seconde. Et c’était reparti pour un tour - en l’occurrence, celui de la mouche. La seule à garder la tête froide, c’était l’épouse. Au milieu de tous ces désordres, elle fit mouche en disant à son mari : “Ou bien tu prends la porte sur le champ, ou bien je prends la mouche”. Voilà que les deux moitiés, la plus et la moins, se mettaient à aller de pair. Devant cette mouche et ses tours - qui avaient quelque chose d’un tour de prestidigitation puisqu’à chaque fois les deux moitiés (la plus et la moins) disparaissaient à la trappe et l’homme restait en tête à tête avec son désir, donc, pour ce qui était des deux femmes, c’était plus ou moins la même chose (et les deux pôles identiques se repoussent, c’est sûr !) - devant cette mouche et ses tours, donc, l’homme se sentit comme un lion en cage. “ - Ah ! Elles sont fines mouches !”, se disait-il, sa colère allant croissant. Bref, ces trois êtres tournant rond dans leur monde, cela faisait que les choses allaient de travers. C’est-à-dire que les choses échappèrent aux êtres. Ni claquements de porte, ni tours de mouche, ils ne pouvaient plus rien maîtriser. Les courants d’air continuels en plein enfermement, quoi. Et un renversement de situation ? C’est du pareil au même : les êtres échappent aux choses, c’est-à-dire que les choses de la vie leur échappent. L’enfermement en plein courant d’air, quoi. Il ne reste plus que la solution du coup de théâtre. Là, tout le monde va sûrement penser au coup du Vaudeville. Mais c’est que sous des apparences de compromis, le Vaudeville est un théâtre très tout-ou-rieniste. Ou bien tout tourne rond, ou bien rien ne va plus. Or ici, c’est tout qui tourne en rond et rien qui ne va plus. Nuance !Et des esprits rationnels, carrés ? Dans cette histoire, il y en a certes. Mais cela ne contribue guère à arrondir les angles, car ils sont la quadrature du cercle ! C’est vraiment le comble de l’absurde ! Se sentir encerclé par une mouche qui tourne en rond ! Quand Flaubert a écrit : “Mme Bovary, c’est moi”, il y avait certainement quelque chose qui ne tournait pas rond chez lui ! Même, si on y réfléchit, c’est assez vertigineux ! Or dans les Vaudeville, point de vertiges, mais des placards où ceux-là sont bien rangés dans ceux-ci, bien pliés - de rire, souvent. Ce rire est l’amidon des vertiges. D’où l’expression vaudevillesque : “être dans de beaux draps” : des draps bien amidonnés. Le lit vaudevillesque est très collet monté - or celui de notre histoire est hanté : il frémit de ses propres draps, eux-mêmes tordus de vertiges. C’est à dormir debout ! Et en même temps, c’est renversant. Bref, on voit bien le malaise. On le cerne même, puisqu’on l’a sous les yeux. Forcément, on n’en dort plus ! Alors, de celles qu’on a sous les yeux à celles qu’on fait, il n’y a qu’un geste. Qui a sans doute été allègrement transgressé, pense l’épouse, justement celle qui fait ses valises. On passe ainsi du film muet (voir le dialogue de sourds du début) à un film en accéléré, alors que les trois protagonistes sont persuadés qu’il s’agit là d’une histoire sans paroles. Enfin non, c’est un peu plus subtil que ça : deux protagonistes (la femme moins et l’homme plus) vivent une histoire sans acte (de mariage) ; deux autres (la femme plus et l’homme plus) ne vivent que les scènes (de ménage) - sans acte. (Je rappelle qu’il en manquait également un, déjà, dans l’histoire). Bref, c’est un impossible théâtre. N’empêche que : hop, en piste ! Ils sont bel et bien là tous les trois. Trois, c’est le chiffre des impairs. Et puis, ne parle-t-on pas du Triangle des Bermudes ? On pourrait tout aussi bien parler de la quadrature du cercle, d’un triangle (des Bermudes), ou encored’une vie parallèle. Ce ne sont là que variations sur nos invariables. Et puis : que vient faire cette géométrie au beau milieu de ce numéro de voltige ? Mais peut-être bien qu’elle va introduire un trapèze, celui qui agrandira les angles afin que nos impairs puissent jouer la fille de l’air, partir aux quatre vents. Deux lignes de vie qui fonctionnent en parallèle et deux qui, un jour, finiront par se rencontrer. En voilà, des perspectives ! Deux lignes qui préparent de concert leur fuite et deux qui se suivront à vie… Mais c’est que les coups bas du début sont devenus de la haute voltige !

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