Musique au corps

Automne. Une pianiste au visage sans doute jeune encore entre dans la salle. Ses cheveux, lisses et volumineux, mi-longs, sont tout blancs. Des traits fins, l’arrête du nez droite, elle est habillée comme elle salue : robe noire longue et empesée, bien que le tissu ait une apparence assez fluide. Une apparence bien repassée. Mais voilà : elle n’aime pas saluer. Pendant que les plis impeccables du vêtement se courbent en un salut règlementaire, le visage, lui, ne demande qu’à disparaître. Au cours du concert, saluant en fin de morceau, elle s’élancera deux ou trois fois à la poursuite de ce visage, le rouge monté brusquement aux joues, disparaissant par une petite porte attenante à la salle, pour réapparaître presque aussitôt.

Les applaudissements, patiemment, prennent le pli tandis qu’elle s’incline, à moins que ce ne soit l’inverse : que ce soit elle qui prenne le pli des applaudissements. En tout cas, ils gardent le pli lorsqu’elle disparaît soudainement. A l’extérieur, des arbres - et surtout deux arbres dont l’un au feuillage encore jeune, avec par terre ça et là une retombée de feuilles rougies par l’automne. A mesure que la température d’été est redescendue, les feuilles ont pris cette couleur mercurielle qui s’étend sur le thermomètre lorsque la température monte. Feuilles ça et là, encore, comme des flammes vacillant sur de courtes bougies. Ce qui fait vaciller la lumière offerte par ces feuilles est la pluie qui tombe sur elles en cette fin d’après-midi. Dans les espaces apparaissant entre les branches touffues de vert, de petites flammes effeuillent, agitent ou calment leur lumière ; au pied du mince tronc voisin de ce vert, abrité par lui, un petit éparpillement de jaune. Dès le début du concert, son corps à elle donne le ton : les notes sont sa colonne vertébrale - nerveuse, flexible, hissée, travaillée et faisant travailler le clavier. Les notes, et pas seulement les touches, ont leur volume, c’est celui-ci qu’il s’agit de faire passer sans encombre sur le clavier. A la fin du concert, une admiratrice la saluera, d’un serrement de main assorti d’une petite révérence complice de sa phrase : “Je vous remercie de tout coeur pour ce jeu chorégraphique”. Il arrive que l’objet d’un cours de danse contemporaine pour débutants soit l’apprentissage du déplacement d’une masse fictive. Les bras lancés et arrondis devant soi, on doit imaginer, se déplacer en fonction de cette masse supposée. Évidemment, si la masse en question évoque un encombrant cadeau de Noël empaqueté et enrubané, c’est raté. La masse pressentie est bien sûr vivante, changeante. Or il arrivera que le visage de la pianiste à qui l’admiratrice serrera la main marque de l’étonnement, de l’embarras aux mots de cette dernière.

Elle a quarante-sept ans. Dire cela, c’est trouver un compromis expéditif à deux apparences disparates. Celle du visage - lui donnant entre 30 et 35 ans - et celle des cheveux - lui donnant entre 50 et 55 ans. Le clavier lui est ce que le sol est aux danseurs. Il faut s’y appuyer d’autant plus décidément que l’on veut prendre son envol. Au début, à mesure qu’elle joue, on est frappé par ce qui se passe entre le visage et les cheveux. Ce qui passe de l’un à l’autre, pourrait-on dire. Car ni l’un ni l’autre ne vivent en autarcie. La chevelure tressautant, sursautant d’un parfait accord, à l’unisson avec son jeu, semble être une seconde peau. Et plus elle semble rebelle (pensons à la robe noire bien empesée), plus elle se plie au jeu. Plus ce dernier avance, d’ailleurs, moins le doute est permis : le spectateur sent qu’on va lui jouer une tempête bien tempérée. Les écrivains, eux, ont le droit de l’écrire. C’est là leur heur et malheur.

Bon, tout cela est de bon ton pour un concert, d’un dandysme tout à l’art, dira-t-on sans doute. C’est que l’on n’a pas encore dit que l’interprète exerce une activité professionnelle d’importance - elle est professeur de conservatoire - et que tout ce qu’elle va offrir au regard est purement involontaire. Simplement, on pressent qu’elle a appris (le métier n’est-ce-pas) à ne plus s’effrayer de ces manifestations. Le métier vise à prendre le pas sur le naturel, n’est-ce-pas. Et du métier, elle en a, sans doute. Elle n’en est pas à son premier concert. Donc elle soigne son image de marque. Si elle voit un programme par terre en passant pour se retirer par la petite porte, elle le ramasse pour le tendre en souriant à sa propriétaire. Lui offre-t-on des fleurs, elle s’empresse de mettre le nez dedans. Quand on vous la présente, elle vous tend de tels sourires embarrassés, le vis-à-vis voit le visage de la pianiste devenir le théâtre d’une telle course entre la politesse et l’embarras qu’il ne peut que s’éclipser avec empressement : “Vous devez être bien fatiguée. Encore tous nos remerciements !”. Des deux, du vis-à-vis présenté, empesé, craintif de toute l’admiration qu’il lui porte, ou de la pianiste, la plus effarouchée, c’est bien elle. Donc, elle a du métier.

Ses cheveux, sorte de double clandestin de son visage quand elle joue, deviennent ce chapeau qui, quand elle salue, est le coeur de son visage à l’abri des regards indiscrets. Tout juste discerne-t-on l’arrête du nez, une bouche un peu pincée. Mais on n’a pas encore parlé de sa musique, dira-t-on. Mais si ! Objectivement, n’importe qui dans le public vous le confirmera : le concert a commencé depuis un quart d’heure déjà. Ce qui aura probablement induit en erreur sera cette allusion à la fin du concert. Mais elle est tellement prévisible qu’on ne peut guère parler d’entorse à la chronologie. Mais attention, parce qu’à force d’explications, on va réellement faire une entorse à la chronologie. Le temps est sur le clavier.
A la voir jouer ainsi sans partition, une image certes farfelue s’impose : si partition il y avait, elle serait cet habit rouge dont la pianiste filerait - andante, allegro et presto - les mailles pour enrouler avec une déxterité à peine croyable le fil ainsi récupéré en une sage pelote. Image quasi impossible aussi que ce début de morceau où la partition serait cette belle robe rouge flottant sur le piano - esprit de la musique jouée - tandis qu’à la fn du morceau la pianiste se lèverait pour saluer, la pelote bien sagement enroulée posée à côté d’elle. Ainsi les muses de la musique - et puisque la musique a un destin (cette image est universelle) il doit bien y avoir des Parques dans cette histoire - , ainsi donc les muses de la musique auraient de l’ouvrage. Au fait, comme on peut le constater, la pianiste joue sans partition. Non, non : nous pouvons vous assurer que nous ne vous mettons pas en retard sur le déroulement du concert. Le déroulement, a-t-on dit ? Vous voyez que nous n’avons pas tout à fait perdu le fil rouge.

Tout de même, ce n’est pas donner là une image très sérieuse de la virtuosité… Ou bien l’artiste est-elle trop sérieuse pour être une virtuose.Car on se représente un grand virtuose (pourquoi pas) comme on visualise un championnat de tricot où l’artiste jouerait comme on tricote.. Il serait même sage d’avoir la machine à coudre à proximité pour bâtir l’ensemble au plus vite. Or l’ensemble que nous offre la pianiste est pour le moins hétérogène. Seul son jeu réunit ces styles les plus variés - une seule griffe pour toute une gamme - et, parvenu, à l’entr’acte, l’oeil, à qui l’oreille n’a pas communiqué cette unité, retombe, perplexe, sur le programme de cette première partie : Couperin - Clémenti - Chopin - Ciurlionis - Smetana. Cet oeil-là est pure fiction ; l’oeil du spectateur voit les mains, le visage, le corps. Et là : unité dans le solfège des mouvements. Maintenant se profile à l’horizon la deuxième phrase-fiction : le jeu de l’artiste est loin, très loin de tout ce qui fait l’actualité car la pianiste s’en éloigne au fur et à mesure de son jeu. Mais c’est bien au cours de ce jeu que le corps, ployé et déployé, n’en finit pas de dire (d’être dit par) la complexité de cette unité entre le jeu au piano et l’actualité. Une unité qui est révélée parce qu’elle se cherche, qui se cherche parce qu’elle est révélée. C’est un message que cheveux et visage travaillent à faire passer aux mains. Au cours du concert, le spectateur va sentir que tout ce qui constitue ses défenses face au monde extérieur est déjoué (vous vous rappelez le fil déroulé qui finira en pelote ?), rendu caduque - c’est d’ailleurs de saison. Consécutivement à ce phénomène, il a la très nette impression de se retrouver non plus dans le public, mais au beau milieu du morceau joué. La classique partition trônant sur le piano étant absente, notre spectateur (si on peut dire) ne se sent que plus livré à la vision d’une partition qui serait tour à tour ces feuilles d’automne entr’aperçues par la fenêtre (une partition livrée aux intempéries) , puis lui-même et autre(s) alter ego. Fantasme de la part d’un anonyme, d’un quidam noyé dans le public ? Mais c’est que la partition ne joue pas que le devenir des feuilles d’automne : impossibles envolées, somptueuses retombées. Il y a aussi et surtout ces racines. Ces remarquables racines. Brusquement, la musique jouée se trouve être d’une actualité désarmante, déconcertante pour le public. Non, ce n’est pas l’actualité immuable des relations entre feuilles et racines. Il s’agirait de se retrouver ancré dans le jeu de la pianiste. Plus les intempéries vous rendent le morceau inhabitable, plus il sécrète ses racines qu’il tend au spectateur comme une perche à saisir. Ruptures de rythme et d’harmonie vécues par le corps de la pianiste - cherchez la femme - vous ouvrent les portes au lieu de vous les claquer au nez. Plus les mains vont par monts et par vaux, plus elles ont ce visage de la méditation que l’on reconnaît de loin.

Vivacité de la méditation comme un rire s’étirant de toutes ses modulations. Et comme un travail jusqu’au sang, souffrance vivace, qu’exerce sur nous l’actualité : celle qui peut nous arracher à notre histoire tout en nous en faisant beaucoup.
L’actualité qui peut nous arracher notre histoire tout en nous en faisant beaucoup.
Qu’a-t-on à l’autre bout de la gamme. Quelque chose comme : à trop habiter une image, on déserte le monde. A l’autre bout, vraiment ? Dans son interprétation, les deux bouts de la gamme nous racontent leur histoire : rencontre, hésitation, passion, conflit etc. Cette expression, “à l’autre bout”, est inscrite sur la partition de la rhétorique. Celle qui ne trône justement pas sur le piano.

Donc, l’artiste n’est pas sage comme une image. On assiste au débordement de l’image par le visage : elle creuse cette image à pleins doigts pour y gagner son corps. Bon. Que dirait le langage de la virtuosité. Que la pianiste joue à corps perdu ?!
Il est des pianistes chez qui le plaisir de saluer succède au sacerdoce du concert. Il en est pour qui le plaisir de jouer précède le devoir de se plier à son rôle : saluer. Sous les applaudissements, il semble qu’on l’ait contrainte à parapher la fin de la première partie : “Lu et approuvé”. A ce moment du concert, le salut peut s’interpréter comme une certaine prise de distance par rapport à ce qu’on vient de jouer. Cette distanciation, l’interprète la refuse, pis encore, elle se sent agressée par cette distanciation de commande dont on attend qu’elle fasse preuve. Elle la “retourne” en distanciation par rapport au public. Juste retour des choses. Mais non, nous ne perdons pas le concert de vue avec ces réflexions : regardez, le public en est encore à applaudir. Il veut montrer, ainsi, qu’il a conscience, en cette fin de morceau, du rapprochement de l’artiste : elle revient à elle, n’est-ce pas. Mais c’est en se levant pour saluer qu’elle s’éloigne du public. Jamais elle n’aura été plus proche de lui qu’en jouant. Oui, décidément, c’est une drôle de fugue que nous interprète la scène des applaudissements. Que l’interprète se lève pour saluer, et on n’a plus qu’à dire : qui va à la chasse perd sa place, ou encore : quand le chat est parti, les souris dansent ! Les applaudissements volent la vedette à l’interprète. C’est un comble ! Mais en même temps, la réussite de ce concert fut à son comble. C’est paradoxal ? Mais non ! Simplement, les contretemps que l’artiste évacua avec maestria de la musique vinrent se placer (il fallait bien qu’ils en trouvent une, de place) au beau milieu des applaudissements. Et c’est ainsi qu’un courant passionnel circula entre le public électrisé et l’interprète sous haute tension.

Paris, Sept. 1995.
A la pianiste lituanienne Birute Vainiunaite.

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