La charmeuse de serpents

La Charmeuse de Serpents : poupée automate de Descamps, Paris, 1902.

Voir cet automate “marcher”, c’est-à-dire respirer, ouvrir les yeux à demi… Une respiration qui lui vient du regard et qui lui glisse le long du corps, telle ce serpent qu’elle tente de charmer. Femme, elle joue à son désir avec la poupée-mélusine et avec la poupée-sorcière. Etant la première prise au jeu, elle joue son désir. Un serpent, ça peut occasionner des morsures et elle n’est pas salamandre. Elle n’est qu’automate. Pour se défendre : une petite trompette flûtée, aussi fine que ses parois sont rigides - pour qu’y passe le souffle. Ces mots ne sont pas le corps de la charmeuse, ou son regard, ou encore le serpent. Ils sont un des souffles passant, flûtés dans le cor de poche. On les prend pour le passage ; ils passent. Les mots, c’est presque du vent, mais si, puisque ça provoque des courants d’air, des appels d’air. Ils transforment “A bout de souffle” en “Au bout du souffle”.

« - Comme c’est romantique ! » Un des visiteurs du musée contemplait l’automate.
A l’entendre, il semblait mettre en garde contre les cils de la poupée dont les battements tiendraient plus du houx, des ronces, que de la soie ou du velours. Lui-même avait des sourcils inhospitaliers, broussailleux. Dès qu’on lui adressait la parole, il écarquillait les yeux - ses yeux comme coiffés de buissons ardents qui lui donnaient des airs de géant du regard. Il était pianiste. Son public avait eu l’occasion de voir combien le mouvement de ses mains, mécanisme remonté à la manivelle de la partition, ces rouages précis, d’une précision à cran, étaient à l’affût de la vie. L’art et la vie, deux rouages cran à cran, disaient ces mains qui, l’espace d’un morceau de musique, semblaient accompagner le son et qui, à la fin, semblaient le raccompagner, là, d’une main seulement, en lui montrant la sortie et en lui désignant, à côté du piano, une porte située à un pas du premier rang du public. Ce n’est pas la porte d’entrée. Cette mise en scène de fin de morceau, c’était pour quand il jouait en solo. S’il était accompagné, d’un violoniste par exemple, la musique jouée semblait aller se loger dans cette peau ardente, cette tache rouge que le violoniste avait sur le cou à l’endroit où le corps de son instrument pesait le plus - encore que “peser” ne soit pas le mot juste ; c’est comme un poids d’échos, ceux du frottement de l’archet - , cette tache qu’il venait de révéler en posant son violon pour se lever et saluer. La finesse de son visage (contours, teint, traits) était sans doute complice de cette tache, tumeur ou autre ligne de pression évoquant une cicatrice sans que cet endroit de la peau ait subi un changement dans sa carnation. C’était sous le menton, de côté. Il était arrivé qu’une jeune femme dans le public fût prise d’une crise de spasmophilie à la vue de cette tumeur, pressentant les relations de celle-ci au visage du violoniste. Le regard de la jeune femme (une traumatophile aux yeux de quelques psychologues) était allé plusieurs fois du visage à la tumeur, la musique toujours plus enveloppante ou du moins enveloppant la jeune femme de la sensation d’un échange de sang entre l’interne et l’extérieur. La peau, frontière de cet échange, était marquée comme le seuil de cette hémorragie. Des notes à la nuque, de la gorge au solfège. En mesure, à mesure. Voilà le violon, le bois de l’instrument, transparent comme un monde intérieur. Le violoniste joue avec archet et cou - jusqu’à ce que les muscles de la nuque de la jeune femme lui semblent pris de faiblesse et que son corps, se faisant l’écho de cette faiblesse, s’affaisse, les extrêmités se refroidissant. Elle sera revenue à elle, sera passée par la convalescence du regard, etc. Il se peut même qu’elle ait eu l’occasion de parler avec ce géant du regard, après le concert ou par la suite, devant cet automate de Descamps, par exemple. Le regard a un corps.

Ceux pour qui il n’y a aucun conflit entre tumeur et visage pourront objecter que ce récit tout court est tout prosaïquement de la poésie pure, une utopie de mots, enfin qu’il est inutile et qu’il vaut mieux écrire sur les guerres. Or le regard du pianiste, sourcils aidant, suggère qu’il a été, est et sera blessé autant par la laideur que par la beauté.

Le beau, celui qui n’a pas de montre et qui tourne de plus en plus vite, pourtant, dans une chambre au jour voilé par les jalousies, ombre brillante d’une montre attachée au poignet d’un amour. Une lueur à l’ombre du temps, là, sur un mur de la chambre. Le temps tourne ces éclats, les mélange. Lorsque le pianiste regarda la jeune femme, il se peut qu’elle ait eu la sensation que sa silhouette, la peau qui la dessine, ne soit plus cette aura charnelle de son corps, mais qu’elle s’étende en horizon. Avoir son corps pour horizon, plus exactement à l’horizon, peut être une expérience mystique ! Quand le pianiste regarda cette jeune femme ou quand il se mit à jouer, cela revint un peu au même, vous l’aviez compris, et lorsque la peau de celle-ci lui sembla trait d’horizon, ce dernier ne fut plus désormais ni trait, ni abstrait. C’est que tout là-bas, il y allait un peu de sa peau, à cette jeune femme. Cette ligne d’horizon qu’elle contemplait il y a un instant tout là-bas, si loin d’elle, voilà que ni vu ni connu, tout à coup, elle semblait lui tenir au corps. Pas comme une seconde peau, non. Imaginons que cette jeune femme tombe amoureuse. Et là, manque de peau. Alors elle se met à écrire pour envoyer des mots loin devant, vers l’horizon. Ce faisant, elle pense à sa peau ! Et l’autre ? Il joue. Peau fugue horizon. Horizon adagietto peau.

Il a les notes plutôt à fleur de peau. Bientôt, la jeune femme aura un sourire en imaginant son pianiste écouter une conversation entre soixante-huitards de la musique : “Sous le clavier, les notes, etc.”. Le public. Les mains de ce géant du regard. Les mains du public tenant un programme, croisées sur les genoux, sous le menton. Ces mains, calices du regard. Les mains sur le clavier défient ces regards en leur jouant les sérénités de la passion. Les mains du public, ces petits animaux domestiques couchés à l’entrée de la niche du regard, celui qui se tourne vers la musique. Le géant du regard joue de son instrument à mains. La jeune femme et la vie quotidienne : qu’est-ce qui pèse le plus lourd ? Un kg. de plumes ou un kg. de plomb ? Un souffle de plomb pour gonfler les ballons de l’enfance. Rature. Un poids - de ceux qui servent à mesurer sur les balances à plateaux - enfermé dans un ballon gonflable. Rature. Des billes de plomb qui font leur partie d’atomes dans un ballon gonflable.

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