Deux poids deux mesures

J'ai une grande force d’inertie”, se vantait-elle.
“- Ton ami Pierrot a plus d’une plume pour écrire un mot”, fit-il sur un ton léger.

Le temps passa. Ils ne se virent pas. Plume et plomb s’accumulaient à l’aune du silence. Ah certes, ce fut juge fort équitable que ce silence. Et le temps passa encore, y allant des deux plateaux de sa balance. Certains de leurs amis se méprirent et estimèrent que la course de cet amour contre le temps était comparable à celle du lièvre et de la tortue. Pour eux, la course avait lieu à contre-temps, pas dans le temps et encore moins dans les temps. Elle, de toute sa force d’inertie, ne s’y méprenait pas. Pour lui aussi, ces temps morts commençaient à peser sérieusement. Ils étaient lourds comme autant de plumes car bien sûr, plume après plume, il écrivait. Au fil du temps, les plumes s’accumulaient. Souvent, son coeur s’envolait avec sa plume - qui avait le coeur de plus en plus lourd. On se dit qu’il y a là, objectivement, deux poids deux mesures.

C’est bien de cette oreille-là que les deux l’entendaient, d’ailleurs. Jusqu’à ce que cette phrase toute bête leur vienne à l’esprit : qu’est-ce qui pèse le plus lourd : un kg. de plumes ou un kg. de plomb ? Force leur fut de reconnaître que cette question avait vécu en eux. Désormais ils étaient libres d’en vivre la réponse. La vivre. C’est-à-dire. Si on ne rattrape plus le temps perdu, il se peut que lui vous rattrape, vous serrant dans ses bras : un de plume, un de plomb. Elle avait d’abord pensé que ce serait bien si sa grande force d’inertie lui pesait aussi lourd qu’une plume - elle lui était depuis longtemps devenue de plomb. Il avait rêvé d’avoir une plume en plomb car les paroles, ça s’envole. Partis à rêver ainsi, l’un se figeait tandis que l’autre se volatilisait. Qu’est-ce qui pèse le plus lourd : un kg. de plumes ou un kg. de plomb ? Aussi longtemps qu’ils agitèrent ces pensées - comme une volée de plumes ou comme une chappe de plomb, selon le cas - ils furent quantité négligeable l’un pour l’autre et inversement. Ensuite ils voulurent se mesurer. C’est-à-dire qu’elle voulut, de tout le plomb de sa force d’inertie, lui voler dans les plumes. Échec. Pour l’impressionner, il voulut rendre sa plume plus légère que l’air. Elle le jugea inconsistant. Mais bientôt, force leur fut de constater qu’ils ne pouvaient pas se lancer à corps perdu dans ces lubies. Il lui fallait traverser un monde de plumes avant d’entreprendre quoi que ce soit vis-à-vis d’elle. Dieu que toutes ces plumes étaient encombrantes ! Pour elle, tout mouvement vers lui représentait une véritable épreuve de force avec elle-même. Ils réalisèrent bientôt que leurs deux points forts-faibles réunis pouvaient leur être, à l’un comme à l’autre, un point d’équilibre. Et de ce point d’équilibre, ils purent vérifier que les deux plateaux de la balance pesaient un même poids, un point c’est tout. Qu’est-ce qui pèse le plus lourd (etc.) : il n’y avait vraiment pas de quoi en faire une histoire !

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