Des chirurgiens et des robots (suite)


Octobre 2002, Ecole Européenne de Chirurgie, Paris.

Je dois assister à un workshop, en langage ROW (= Rest Of the World : désigne toutes les langues parlées dans le monde entier sauf les USA, puisque selon les Américains, il y a les USA et le reste du monde) cela signifie un atelier : il s’agit de faire des essais de clampage de l'aorte, toujours avec l’aide de la chirurgie robotique, également appelée téléchirurgie ou encore chirurgie assistée par ordinateur. Si l’on parvenait à clamper l’aorte, cela permettrait d’éviter de courir le risque d’endommager, par exemple, les artères coronaires que l’on tente de revasculariser au moyen d’un stent, sorte de petit ressort que le cardiologue place dans l’artère pour la maintenir ouverte et éviter la re-sténose, c’est-à-dire une nouvelle obturation de l’artère.

Pour positionner ce stent dans l’artère, il faut placer un introducteur, puis un cathéter guide, le guide étant constitué d’un fil de fer. Le cardiologue introduit par cette voie un minuscule ballon. Lorsqu’il gonfle précautionneusement ce ballon, le stent, sorte de petit ressort, va se positionner pour maintenir l’artère ouverte. Ce procédé, bien que courant, est délicat, puisqu’il nécessite une introduction par voie veineuse. De même, le processus d’implantation d’un pacemaker nécessite une introduction par voie veineuse, pour le fil conducteur ou sonde d’entraînement (heureusement le boîtier du pacemaker n’est pas introduit par voie veineuse !)

Implantés dans les vaisseaux obstrués, les nouveaux stents limitent le nombre de réinterventions chirurgicales.

C'est un drôle de petit ressort, de quelques millimètres à peine. Son nom: le stent. Son champ thérapeutique: les maladies coronaires, qui entraînent près de 45 000 décès par an rien qu'en France. Son rôle: dilater un vaisseau obstrué. Son intérêt: éviter une intervention chirurgicale lourde, un pontage artériel par exemple. Mon tout donne un succès impressionnant puisqu'on implante, chaque année, plus d'un million de stents dans le monde. Et ce, même si une deuxième intervention s'avère nécessaire dans 20, voire 30 pour cent des cas.

A l'occasion d'un congrès scientifique qui s'est déroulé à Paris la semaine dernière, les médecins ont fait le point sur une nouvelle génération de stents, dits «enrobés». Arrivés sur le marché il y a quatre ans, ces ressorts sont recouverts d'un polymère dans lequel on a incorporé un principe actif issu de la recherche sur le cancer, le paclitaxel. Celui-ci se diffuse très lentement dans l'organisme et bloque l'épaississement de la paroi des artères. Ainsi, ces dernières se rebouchent beaucoup moins vite et le pourcentage de réintervention diminue considérablement: de 17,5 à 5,5 pour cent, selon une étude menée auprès de 4 000 patients et qui a été rendue publique lors du congrès. Pour le Pr Jean-Marc Lalande, chef du service d'angioplastie coronaire au CHU de Lille, pas de doute: malgré un coût (1 600 € pièce) quatre fois plus important que pour les stents classiques, les stents enrobés constituent bien «la voie de l'avenir».

Autant de domaines de recherche pour la chirurgie «robotique» ou «assistée par ordinateur» : un système de clampage de l’aorte permettrait d’éviter la procédure du stent dans certains cas. Mais tout ceci est encore à l’essai : actuellement, les sociétés qui fabriquent les nouveaux stents marchent fort : Boston Scientific, par exemple, a fait un chiffre d'affaires de 5,6 milliards de dollars en 2004.

Sur le chemin du retour, en quittant l’atelier de clampage de l’aorte sur Henry, (en fait il y avait deux Henry : un homme et une femme), j’appelle les médecins et chirurgiens de ma famille : je ne suis pas peu fière de ce que je viens de voir et, surtout… je ne me suis pas évanouie à la vue des Henry’s disséqués, éventrés. Je peux donc témoigner du respect constant avec lequel les chirurgiens ont pratiqué leurs expérimentations sur ces corps sans vie.

Dans le métro, je revis mon deuxième jour au sein de cette start-up américaine : mon boss, le Directeur Commercial France- Benelux, qui parle anglais aussi bien que notre voisin le fermier à notre maison de campagne familiale située dans un hameau des Pyrénées, me dit : "Vous parlez l’allemand ? Ca tombe bien ! Il faut traduire en allemand le communiqué de presse qui vient de sortir, concernant la 1ère à cœur battant faite au CHU de Nancy !»

Devant mon air ébahi (l’introduction à ma thèse d’allemand portait sur Thomas Mann, «la Mort à Venise», cela ne m’aide pas précisément pour comprendre ce qui se joue ici, quoi que…), il se frappe la poitrine en faisant : «A cœur battant, boum, boum, boum»... L’air du bureau s’emplit alors de mots exotiques et anglais : «CABG = Coronary Artery Bypass Graft», «TECAB = Totally Endoscopic Coronary Artery Bypass», et les choses se compliquent encore (si c’était possible !!!) : on parle de «BH TECAB = beating heart TECAB», ce dernier terme désignant la même opération, mais à cœur battant : boum, boum, boum…

Quel est l’avantage pour un chirurgien cardiaque d’opérer à cœur battant ? C’est simple : cela évite de pratiquer une thoracotomie sur le patient, en écartant ses côtes. Le geste chirurgical se fait donc en mini invasif, c’est-à-dire que le patient, à son réveil, souffre bien moins et récupère plus vite. Et cela évite de pratiquer la circulation extracorporelle (la CEC) lors de l’opération, c’est-à-dire de devoir arrêter le cœur du patient pour pouvoir l’opérer.

Je ne sais pas si vous avez déjà assisté à une opération pendant laquelle la thoracotomie et la CEC sont pratiquées sur le patient, mais je peux vous dire que c’est assez violent !! Là encore, j’étais fière de ne pas avoir tourné de l’œil (je pense toujours à mes études : «La Mort à Venise», de Thomas Mann).

Encore une considération linguistique : ma collègue du Marketing m’accueille un matin en brandissant victorieusement un CD : «- Ca y est, on l’a !» : la couverture du CD montre un chirurgien assis à la console du da Vinci ™ tandis que figurent la phrase (en anglais, la langue de la technologie, et non en français, une des nombreuses sous langue ROW) : «Enfin ! La prostatectomie radicale endoscopique sans les limites de la chirurgie laparoscopique» et les noms de quatre sommités médicales de cliniques et hôpitaux français et allemands. La couverture du CD annonce qu’on va voir ces sommités opérer aux commandes du système. Une des vidéos du CD montre un chef de service urologue français renommé. Ses gestes sont d’une précision inouïe. Le processus de la prostatectomie radicale aux commandes du système da Vinci™ est expliquée en détail par le chirurgien qui opère, tandis que l’on voit le résultat des gestes à la console se matérialiser par l’action des instruments dans le corps du patient. Le chirurgien parle en anglais, aussi bien que notre voisin le fermier à notre maison de campagne (je ne vais pas vous la refaire). Cela donne : iou ték ze ouk (you take the hook, vous prenez le crochet) end wiz ze ouk, etc. etc, pendant un bon quart d’heure. Visiblement, il y a un décalage entre le professionnalisme abouti du film, la qualité parfaite du geste chirurgical, et la voix qui explique, rassemblant péniblement 50 mots d’anglais appris en SOS avec la méthode Assimil une semaine plus tôt (ou au lycée il y a 40 ans, ou un souvenir du dessin animé Disney Peter Pan, avec le Capitaine Crochet ?)

Les Américains ont dû partir du principe qu’en tout état de cause, on ne trouverait aucun chirurgien français utilisateur du système qui parle anglais (faux !!) et qu’il ne servirait à rien de doubler le malheureux qui parle anglais sous la torture, pas celle du patient, heureusement ! (faux !! Le décalage entre le son et l’image donne l’impression d’une mauvaise farce). Les Américains ont-ils voulu faire un Tex Avery à la Française ? Mais non, je suis bête : les Américains veulent faire du business.

Une des Chargé(e)s de Comptes de l’équipe des commerciaux en Allemagne, m’appelle pour me renseigner sur les cas (= les opérations) effectués cette semaine sur son «territoire» (= les hôpitaux qui constituent ses comptes). Et elle est actuellement en train d’aider pour un cas en pédiatrie à l’hôpital d’AAAAAAAAAAAAAHHHHHHH ! J’entends en bruit de fond, puis très vite en bruit principal un formidable hurlement – je finis par comprendre qu’il provient justement du chirurgien pédiatrique qui fait le cas en question : le chir est sorti en trombe du bloc et libère son stress à pleins poumons. Je crois que finalement, il vaut mieux que je retourne me coller à Business Abject. Après avoir raccroché, je souhaite mentalement bon courage à la Chargée de Comptes pour le cas de chirurgie robotique pédiatrique à (ooops, quel hôpital, au fait ?)

Zut, pour ne pas changer, le téléphone sonne pendant mon quart d’heure de pause déjeuner, il n’y a personne d’autre que moi pour répondre et j’ai la bouche pleine. Une voix fraîche, à l’accent très british, annonce :
«-Bonjour, ici Shirley, assistante de production. Je vous appelle du studio de production du prochain James Bond, à Londres». Tiens, la dernière fois, sur le même thème, j’ai eu comme interlocutrice une certaine Bridget, et avant encore – je ne sais plus. Nous allons devoir changer de date pour la mise à disposition par votre société du système de chirurgie robotique da Vinci™ dans nos studios pour le tournage de «Meurs un autre jour» («Die another day»). Encore !! Bien sûr : la logistique pour le dernier James Bond est aussi complexe que celle requise pour les chirurgiens. Bref, c’est ainsi que vous avez pu voir pendant une minute le système da Vinci™ dans le dernier James Bond. Son rôle : scanner des pieds à la tête le vrai, l’unique James Bond pour s’assurer qu’on n’a pas affaire à un imposteur. Mission accomplie ! Bien sûr, dans la réalité, ce n’est pas du tout ce que fait le système : il fait des opérations endoscopiques sur organes mous et creux - la neurochirurgie et l’orthopédie sont donc exclues de ses champs d’activité, je le signale au passage - mais que ne ferait-on pas pour James !

Aujourd’hui c’est lundi, jour du conference call. Comme d’hab., on fait le point sur les cas effectués en Europe la semaine écoulée, sur ceux qui doivent avoir lieu cette semaine, sur le business avec nos distributeurs (Italie, Arabie Saoudite, Suisse, Canada). On est entre nous (je veux dire : entre Européens), nous avons même le soleil de l’Italie en ligne, et les américains de la maison mère se joindront au conference call plus tard. Un des chargés de comptes (appelés aussi Clinical Specialists en interne) se joint à nous alors qu’il assiste à un cas qui n’est pas encore terminé. Il raconte : «-c’est un cas en chirurgie cardiaque. On a été obligés de convertir parce que le stabilisateur est parti en couille dans le corps du patient.» Je suis relativement nouvelle et toujours aussi béotienne en chirurgie cardiaque (rassurez-vous, je le suis restée !) Je ne comprends donc pas toutes les implications de ce récit. Mon boss, lui, les comprend très bien. Il devient blanc. Bon, je vous explique : «convertir», cela veut dire qu’on est obligé d’arrêter le système de chirurgie assistée par ordinateur pour revenir à un cas en chirurgie traditionnelle. On va donc opérer «à ciel ouvert» : c’est-à-dire pratiquer une thoracotomie et continuer l’intervention non plus en chirurgie endoscopique mini invasive, mais en chirurgie invasive traditionnelle. Il y a différentes raisons à cette «conversion» (cela peut venir de l’anatomie propre au patient, d’un conflit détecté par le système…) Quelle que soit la raison, elle est sans danger aucun et la «conversion» (le fait de «débrancher le système» et d’être à même de reprendre en chirurgie traditionnelle exactement là où on en était) prend moins d’une minute. Je comprends donc que le danger ne vient pas de la «conversion».
Le stabilisateur est un instrument utilisé dans les procédures de chirurgie cardiaque à cœur battant, donc toujours dans le contexte de chirurgie endoscopique assistée par ordinateur. Il est un peu comme une grande pince qui maintient le cœur qui continue à battre. Sauf que là, la pince s’est cassée en petits morceaux et se trouve dans le corps du patient, dans la région cardiaque. Le chirurgien doit extraire avec patience et minutie ces morceaux les uns après les autres, sans causer aucun dommage. Là, j’ai fini par comprendre le danger.

«-C’est comme recevoir une balle en plein cœur !» s’exclame mon boss, qui cette fois-ci a viré au rouge écarlate.

Notre spécialiste clinique nous entretient de la progression de ce cas. Il nous passe même quelques instants le chirurgien, qui nous explique sa progression dans l’extraction des morceaux du stabilisateur. Tout va bien, le patient est tiré d’affaire et l’opération a réussi. Jamais le chirurgien ne s’est départi de son calme olympien. Mais je commence à comprendre les hurlements du chirurgien pédiatrique allemand pour évacuer son stress.

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